Thème ou mécanisme ?

Rubrique humeurs
Une présentation par Gilles Lehmann  
Quelques présentations sont rédigées par des amis de l’Escale à jeux, tous fins connaisseurs du domaine des jeux de société.

 

J’ai longtemps fait mienne l’idée largement partagée et dont je ne sais à qui attribuer la paternité qu’il existe deux écoles du jeu, l’une allemande centrée sur le mécanisme et l’autre américaine plus tournée vers le rendu du thème et la simulation. A priori cette analyse est sensée, pour autant elle me paraît aujourd’hui trop schématique. Ma pratique de création me rend plus nuancé.

La question demeure inchangée : quel est le noyau d’un jeu, son mécanisme ou son thème ? La réponse quant à elle va au delà d’une opposition simplificatrice. Je ne veux pas seulement dire que des auteurs anglo-saxons, à l’instar de Martin Wallace, pourraient être rattachés à l’école allemande ou que beaucoup d’auteurs français logent difficilement dans ces cases, mais surtout que désormais je suis intimement persuadé que le mécanisme est le principe fondateur de tout bon jeu et que son enfantement se noue autour d’un thème qui parle à l’auteur. Certes, certains jeux allemands et des meilleurs donnent l’impression de pouvoir être transposés dans différents univers et ce n’est pas qu’une impression. C’est à mon avis un gage de qualité. Galaxy de Reiner Knizia et ses avatars en sont un bon exemple. Le thème de la création finale peut être différent de l’univers du prototype, pour autant l’idée du mécanisme n’est pas nécessairement née hors contexte. J’estime au contraire que la majorité des mécanismes voit le jour parce que les auteurs décident d’entreprendre un voyage dans leur univers de prédilection. Pour s’en tenir au Limousin, Yves Renou cultive son jardin, François Combe suit la route de la soie et votre serviteur écume les mers. Ses escapades mentales sont des étincelles qui enflamment la verve de chacun et accouchent du mécanisme. Qu’importe si celui-ci emprunte plus tard un autre chemin et gagne d’autres horizons, la substantifique moelle est là. D’ailleurs, le thème final s’il est différent de celui de départ ne peut être étranger à l’auteur, il est une autre facette de sa personnalité. En cas d’édition, je ne crois pas qu’un auteur soit prêt à accepter un simple habillage sans lien avec son imaginaire.

Mais qu’en est-il des jeux abstraits qui n’ont apparemment pas de thème ? Sont-ils de purs mécanismes ? Je ne le pense pas. Les pièces de l’échiquier par exemple appartiennent à l’Histoire, elles décrivent une hiérarchisation de la société. Les jeux traditionnels d’une manière générale produisent un discours politique et témoignent de l’organisation économique et sociale des communautés dans lesquelles ils sont nés. Plus près de nous un jeu comme Diaballik doit sans doute sa création à l’intérêt que porte son auteur au football, au handball ou autres sports de passe - Philippe Lefrançois me démentira peut-être, je ne le connais pas - alors qu’il pourrait pour être pratiqué se passer de toute référence thématique. Même quand un créateur ne réfléchit qu’au seul mécanisme, ne travaille que sur des concepts de prise, d’empilement, d’encadrement, ne manie que des pions, ne construit que des réseaux ou des quadrillages, il se nourrit d’un univers qui est celui des mathématiques. C’est un thème à part entière, d’une richesse insoupçonnée. L’amour des nombres ou de la géométrie est un bel aiguillon ludique et inventer en contemplant son carrelage est une expérience réjouissante. Les amateurs de tangrams, les allumés qui comptent tout ce qui tombe sous leurs yeux comprendront ce que je veux dire.

À ce stade de ma réflexion je reste taraudé par une question à laquelle mes lecteurs répondront peut-être : existe-t-il des auteurs allemands ou non qui créent des jeux à partir de modèles scientifiques en manipulant des variables sans s’appuyer sur aucun thème ? Ces créateurs sans âme pourraient nous servir à l’aide d’un ordinateur bien programmé des jeux froids pour l’éternité, additionnés d’un peu de soleil espagnol, grec ou mexicain, d’un zest de fantaisie animale, d’une once d’Histoire, de quelques elfes, sorcières et autres trolls ou que sais-je encore. Ils seraient au jeu ce que le patron de fast-food est à la cuisine, alors que tout auteur digne de ce nom devrait avoir, comme les grands chefs toqués, la tête tournée vers les étoiles.

 

Gilles Lehmann
5 décembre 2005